Parution du premier numéro de la revue « Artiviste »
En hommage à Bruno Latour, disparu récemment, l’Observatoire des Politiques Culturelles republie l’une de ses conférences donnée à Bordeaux en octobre 2020.
Dans un monde dérégulé et menacé par la mutation climatique, le philosophe et sociologue des sciences défend le rôle essentiel des arts pour faire face à la crise politique que la situation terrestre engendre :
Je souhaiterais ici m’interroger sur la façon dont les arts peuvent nous aider à réagir à la crise politique créée par le régime climatique. Trois axes de questionnement guideront cette réflexion : l’impact de la nouvelle situation cosmologique sur les propositions artistiques contemporaines ; la capacité des artistes à anticiper cette nouvelle consistance du monde ; et la nécessité de trouver, avec eux et les citoyens, d’autres formes d’organisation et d’enquête.
Une nouvelle situation cosmologique
Nous sommes confrontés à une nouvelle situation cosmologique dont il nous faut prendre sérieusement la mesure. Nous disposons aujourd’hui de données qui prouvent que l’empreinte écologique mondiale dépasse la biocapacité de la planète. La planète sur laquelle nous imaginons vivre – qui équivaut pour les Américains ou les Australiens à quatre ou cinq planètes – ne correspond pas à celle où nous vivons. Aussi devons-nous commencer à considérer le confinement dans cet espace, à apprendre à nous situer à l’échelle d’« une planète » et non de cinq. Ce qui ne sera pas sans poser d’innombrables problèmes de modes de vie.
Mais il ne s’agit pas seulement de notre situation dans l’espace, il s’agit également de notre situation dans le temps. L’évolution géologique de la Terre – qui s’étale sur cinq milliards d’années – s’est accélérée depuis peu. Habitués à prendre en compte des évolutions sur des millions d’années, puis sur des milliers d’années, nous sommes obligés de considérer des évènements « géologiques » à l’échelle de la dizaine d’années. Ce tout petit moment du temps est ce que l’on appelle aujourd’hui l’« Anthropocène ». C’est une singularité dans l’histoire de la planète. Du point de vue de la géologie et de l’histoire de la Terre, nous sommes dans une activité (ou un activisme) extraordinaire qui engendre une question politique majeure. Des activistes ont fait le calcul extrêmement intéressant du « jour du dépassement ». Ils se sont demandé à quelle date les humains commenceraient à être en dette par rapport à ce que la planète peut fournir. Dans les années 1970 et même 1980, on situait la date de ce dépassement au début d’octobre. On la situe aujourd’hui en juillet – la période de confinement que nous avons vécue collectivement durant la crise sanitaire nous ayant permis de faire légèrement reculer cette échéance de quelques semaines. Ceci traduit l’incroyable urgence de la situation. Les savants qui s’intéressent à ces questions nous ont permis de voir à quel point, au cours de ces dix dernières années, cette « grande accélération » a complètement modifié notre rapport à la planète. Ce n’est pas une simple transformation de nos relations avec la nature – comme on a l’habitude de le dire à propos des questions écologiques –, c’est une nouvelle situation cosmologique.
Nous sommes à l’intérieur d’une zone critique qui correspond à une toute petite couche comprenant la totalité des situations initiales qui ont été modifiées par l’activité des vivants depuis quatre milliards d’années.
Nous étions habitués, au siècle précédent, à parler de « globalisation » – un terme assez vague qui permettait d’imaginer une sorte d’espace en développement infini. Dans l’imaginaire de la grande globalisation, qui a débuté dès la révolution scientifique au XVIe et XVIIe siècle, nous parlions de « planète » (selon le terme introduit par Galilée) à l’intérieur d’un cosmos infini. Or nous ne sommes plus du tout sur une planète infinie. Bien au contraire, la partie utile de la Terre, sur laquelle tous les vivants sont confinés, est extrêmement petite. Aujourd’hui, nous sommes à l’intérieur d’une « zone critique » – un terme que les scientifiques emploient depuis plusieurs années –, qui correspond à une toute petite couche (une sorte de biofilm) comprenant la totalité des situations initiales qui ont été modifiées par l’activité des vivants depuis quatre milliards d’années. Ceci donne une tout autre idée de la situation dans laquelle les humains se trouvent aujourd’hui, ainsi que les animaux, les plantes et l’ensemble des espèces avec lesquelles nous partageons cette zone critique.
Comment les arts anticipent-ils la consistance du monde impacté par la crise ?
Cette notion de « zone critique » fait l’objet d’un travail important chez les artistes. J’aimerais citer, à ce titre, l’exposition Critical Zones (dont je suis le curateur), présentée au ZKM à Karlsruhe en 2020, dans laquelle figurent de nombreuses œuvres qui traduisent l’idée que nous changeons une nouvelle fois de planète. L’ouvrage Terra Forma – dirigé par Alexandra Arènes, Frédérique Aït-Touati et Axelle Grégoire – en est un autre exemple ; il est typique de l’engagement des artistes à l’intérieur de cette nouvelle cosmologie et d’un travail pluridisciplinaire, associant des architectes, des artistes et des scientifiques, pour essayer de représenter autrement cette zone critique. Enfin, parmi les autres artistes emblématiques de cette mouvance, je citerais Tomás Saraceno. En 2013, j’avais été très frappé par son œuvre In Orbit dans laquelle il avait rendu sensible, de façon puissante, la nouvelle situation terrestre, grâce à une installation où il modifiait la façon dont on se déplace dans l’espace. Cette approche, que seul un artiste peut avoir, nous permet d’appréhender qu’il ne s’agit pas simplement d’un changement politique mais d’un changement de consistance du monde. C’est ce que beaucoup d’artistes sont en train de nous raconter actuellement à travers leur travail : ils rendent sensible la nouvelle consistance de l’espace.
Je pense que les artistes sont très en avance sur la perception (même scientifique) de la nouvelle situation matérielle du monde dans lequel nous sommes.
Je pense que ces artistes sont très en avance sur la perception (même scientifique) de la nouvelle situation matérielle du monde dans lequel nous sommes ; qui n’est plus un monde matériel, au sens classique de la révolution scientifique, mais un monde animé et modifié par les vivants. Tout ce qui nous permet de rendre sensible cette nouvelle situation est d’une importance capitale. Les artistes introduisent une rupture avec le regard « naturaliste ». C’est une sorte de révolution qu’ils font subir (avec les scientifiques) non pas simplement à notre regard mais à la situation des choses elles-mêmes et au rapport que nous entretenons avec elles. Nous sortons du naturalisme, pour la même raison que nous sortons du modernisme. L’œuvre de Jeff Wall, Adrian Walker, présentée dans l’exposition Reset Modernity au ZKM en 2016, traduit bien – selon l’interprétation que j’en fais – la fin d’un certain type de regard ; on y voit un artiste regarder un objet – un spécimen anatomique issu d’un corps humain – pour en faire le dessin le plus exact possible, et je ne peux m’empêcher de considérer la déception que ressent l’artiste devant cette fin comme le dernier moment du regard naturaliste.
Il existe un contraste fort entre ce regard assuré – du monde dans lequel il regarde et transcrit des objets suspendus dans leur mouvement – et la situation dans laquelle nous nous trouvons. C’est ce que nous avions cherché à explorer dans Gaïa, la pièce de théâtre que nous avons imaginée avec Frédérique Aït-Touati. Nous souhaitions rendre visible l’agitation et le mouvement, grâce à ce personnage de fiction, Gaïa, placé dans une relation imprévisible avec les acteurs sur scène. Et il me semble que cette nouvelle perception de la fragilité du monde est ce que beaucoup d’artistes essaient de situer.
Multiplier les connexions entre les esthétiques scientifiques, artistiques et politiques
Comment multiplier les connexions entre les esthétiques scientifiques, artistiques et politiques ? Par « esthétique », j’entends « rendre sensible à ». Cette expression n’est pas limitée à l’esthétique telle qu’on la conçoit en théorie de l’art, elle est parfaitement visible dans l’activité scientifique – comme j’ai eu l’occasion de le montrer dans des travaux précédents. La question climatique est rendue sensible au public par le truchement des sciences, des instruments et des observatoires. Sans eux, nous serions totalement dépourvus de la capacité à saisir cette nouvelle situation cosmologique. Les instruments scientifiques, les modèles, les théories, constituent donc une forme d’esthétique qui nous a rendu sensibles à une situation à laquelle, en tant que citoyens ordinaires, nous n’aurions pu avoir accès. Mais l’esthétique – et cela m’importe beaucoup – doit aussi travailler et être utilisée en politique. Je fais référence ici à la capacité de « faire ensemble », de se rendre sensible à des voix, des acteurs ou des phénomènes qui n’avaient pas de poids auparavant – qu’il s’agisse du climat, des migrants, du ver de terre, ou de ce que l’on regroupe derrière la question écologique. Cette approche est importante car elle permet de situer l’esthétique artistique parmi les autres esthétiques (politique, scientifique). C’est une forme d’exploration et d’enquête. Elle n’a évidemment pas les mêmes moyens ni le même but général, mais elle permet de rendre sensibles les phénomènes dans lesquels nous nous trouvons.
Peter Sloterdijk a souvent avancé l’idée que les musées et les expositions étaient les « nouvelles universités ». Alors qu’il ne se passe plus grand chose dans les universités, l’espace du musée est une puissante façon d’établir des modèles réduits de situations impossibles à imaginer autrement. L’exposition Critical Zones en est un parfait exemple. Elle essaie de rendre sensible au visiteur le parcours des humains dans cette « zone critique », dans cette nouvelle cosmologie, en associant à la fois des scientifiques, des architectes et des artistes. Cette combinaison est caractéristique de la situation actuelle où l’esthétique artistique n’est pas là pour ajouter de la beauté, mais pour explorer un temps plus loin ce que les instruments scientifiques ne permettent pas de montrer. C’est un cas absolument admirable de collaboration, comme l’est aussi Terra Forma, parce qu’il indique bien le sens dans lequel les deux esthétiques peuvent fusionner. L’œuvre de Sarah Sze, Flash Point (Timekeeper) – même si elle n’utilise aucune donnée scientifique au sens propre du terme – marque, de façon aussi directe que profonde, l’accès possible du visiteur à la nouvelle consistance du monde dans lequel se situe cette nouvelle cosmologie.
Comment multiplier les connexions entre les esthétiques scientifiques, artistiques et politiques ?
Ce type de collaborations artistiques, ainsi que les connexions entre l’université et les artistes, me semblent être des directions importantes à encourager. C’est dans cet esprit que j’ai créé, il y a dix ans, le programme SPEAP au sein de Sciences Po, avec Valérie Pihet et Frédérique Aït-Touati. De nombreuses formes ont été développées mais, dans l’ensemble, elles correspondent à ce que l’on pourrait appeler des « simulations ». Nous avons plongé des élèves de Sciences Po dans une situation d’exploration – et non d’imagination. Par exemple, en 2015, avant la COP21 sur le climat, nous avons cherché s’il était possible de représenter les pays participant à cette négociation par des lieux et des choses : par exemple l’Amazonie (en plus du Brésil), l’Arctique (en plus de la Russie), l’eau, le lobbying pétrolier, etc. Nous avons essayé de voir ce qui pourrait se passer si, dans une simulation, nous poussions à bout des arguments restés jusque-là théoriques. C’est cette multitude d’instruments qu’il faut inventer pour parvenir à créer des connexions entre l’université, la recherche fondamentale (en droit, en métaphysique) et ce genre de simulations. Simuler ces situations avec les élèves transforme complètement la fiabilité même des résultats théoriques ou scientifiques. C’est ce que j’appelle des « expositions de pensée », et la collaboration avec des artistes est évidemment extrêmement importante.
Je crois aussi beaucoup à la « conférence spectacle », un genre très répandu actuellement, qui permet la collaboration entre des scientifiques et d’innombrables artistes. Ce genre d’hybride me paraît tout aussi essentiel que l’est l’introduction des arts dans différentes disciplines universitaires. On peut notamment citer le programme SPEAP. Même si Sciences Po n’en fait pas une grande publicité, ce sont aujourd’hui des centaines d’artistes de tous horizons qui interviennent chaque année dans la formation obligatoire en première et deuxième année. Il me semble que cet exemple devrait être généralisé. Si nous voulons parvenir à développer l’esthétique politique, il est important de ne plus séparer les formations artistiques en école d’art des autres formations. Il est même impensable, dans la situation politique dans laquelle nous sommes, d’imaginer que des femmes et des hommes politiques, formés à l’ENA, n’aient pas doublé ou triplé leur capacité d’écoute grâce aux arts. La faiblesse de toute pensée politique, qui ne s’appuie pas sur l’art, est qu’elle ne sait tout simplement pas comment se rendre sensible. Elle ignore en quelque sorte la situation.
Si nous voulons parvenir à développer l’esthétique politique, il est important de ne plus séparer les formations artistiques en école d’art des autres formations.
C’est pour cette raison également que les « arts participatifs » revêtent la plus grande importance. C’est un terme évidemment discutable, mais nous avons essayé de le rendre beaucoup plus concret avec le projet Où atterrir ? que nous menons à la Mégisserie de Saint-Junien en Nouvelle-Aquitaine et à La Châtre en région Centre-Val de Loire. Il s’agissait de sortir de l’idée selon laquelle il faut distinguer la partie spectacle de la partie enquête, en faisant que la forme théâtrale soit aussi, pour les habitants, une enquête sur leurs conditions d’existence dans la nouvelle situation de transformation cosmologique. Dans cette série de travaux, nous souhaitions trouver le moyen de faire la liaison entre cette nouvelle cosmologie, très lointaine et très générale, avec des modes de description originaux que seuls les arts participatifs permettent – puisque les trois esthétiques (scientifique, politique et artistique) s’y trouvent en quelque sorte mêlées.
Pour conclure, je souhaiterais relier les trois aspects de cette réflexion dont j’ai essayé de tirer les fils. Le premier est que, face à cette nouvelle situation cosmologique, le problème politique essentiel aujourd’hui est de se rendre sensible à une matérialité qui n’est plus celle des périodes précédentes. Le deuxième est que les artistes sont très en avance sur le politique pour explorer de nouvelles sensibilités. Ils sont même très en avance sur l’ensemble de la vie intellectuelle. Le troisième est que, pour parvenir à lier les trois esthétiques (politique, scientifique, artistique), cela exige des modifications de procédure ainsi que des modifications institutionnelles. Quelles modifications faut-il apporter à nos institutions pour capter le caractère tout à fait révolutionnaire – mais aussi tragique – de la situation que nous vivons ? Sachant que ce n’est pas une révolution à l’ancienne, où l’on change de monde, mais où l’on revient dans un monde que nous avions un peu oublié. On se confine à l’intérieur de cette Terre.
Article paru dans l’Observatoire no 57, hiver 2021